Des gens de partout étaient venus pour l’occasion. Elfes, gibberlings, kanians, tous s’étaient présentés pour assister au discours du Grand Mage Clément de Desirae. Et moi j’étais en retard. C’est l’un des inconvénients d’être toujours seul. Quand on est trois, c’est plus facile de se souvenir de tout. Comme je vous l’ai dit, j’étais en retard, et c’est pour cette raison que je courais. La conférence était un événement incontournable, certains disaient même qu’elle écrirait une page de l’histoire. Vous comprendrez qu’il n’était pas question de la rater. Je traversai le couloir aussi vite que mes jambes me le permettaient, tournai à gauche, puis pris la première porte à droite, grande ouverte. La voix du sage portait et résonnait dans les corridors vides, si bien que j’avais pu entendre son discours avant même d’arriver dans la salle où debout sur un piédestal, il haranguait la foule massée à ses pieds. Celle-ci était incroyablement compacte, tant l’attrait de ce personnage était fort. On avait laissé les premières rangées aux gibberlings, pour une raison évidente. Pour l’instant, c’était l’habituelle introduction teintée de religion, aussi n’écoutai-je que distraitement.
Voici venu le temps de faire cesser tout conflit et d’ouvrir la frontière qui sépare les nobles des personnes ordinaires. Nous devons soutenir les idéaux de Justice, de Liberté et de Vérité avec l’aide du pouvoir de la Lumière que nous avons reçu de Tensess!
Je tentai de me glisser entre les jambes élancées des elfes et celles plus charnues des kanians, mais rien à faire; si ça pouvait fonctionner les jours de marché, où les foules qui attendent devant les étals sont assez aérées pour laisser passer un gibberling un peu plus futé, cette fois c’était une autre histoire. Je devais arriver à me glisser jusqu’à l’avant pour espérer voir quoi que ce soit. C’est à ce moment que je vis Stentor – un grand costaud – me faire signe de le rejoindre. Il avait dû voir que je n’arrivais pas à passer et m’indiquait un passage utilisable à travers la forêt de jambes. Je ne perdis pas de temps et l’accompagnai en évitant de me faire marcher dessus.
Maintenant que la menace d’invasion des démons a disparu et que la Ligue est devenue un foyer pour les humains, les elfes et les gibberlings, le moment de vérité est arrivé!
Stentor avait réussi à nous dégoter deux places d’où on pouvait bien voir l’estrade sans pour autant se briser le cou. J’ouvrais la bouche pour le remercier quand ma voix fut enterrée par la clameur horrifiée de la foule.
Notre heure, l’heure de la Lumière est venue! Et pendant que les navires astraux naviguent…
Je reportai mon regard là où Stentor regardait juste au moment où l’Ombre transperçait de ses griffes le corps de l’elfe. Je ne vous décrirai pas en détail cet événement dont vous avez sans aucun doute entendu parler, d’autant plus que la suite n’est pas claire à mon esprit. Toutes les pensées discordantes qui furent hurlées à ce moment, toute cette conscience focalisée en un seul point, pendant qu’une telle quantité d’énergie était libérée par le grand mage agonisant et que la tour tout entière tremblait sur ses fondations… Je ne perdis pas connaissance, mais presque. Je me souviens que Stentor, qui était à ma gauche, m’attrapa par les épaules avant que je ne m’écroule. Il me demandait anxieusement si ça allait quand la foule toute entière, et nous encore plus à cause de notre légèreté, fut projetée en arrière par la vague d’énergie libérée par le dernier souffle de Clément. Quand nous nous relevâmes, nous étions de l’autre côté de l’entrée de la salle d’audience, dans le corridor que j’avais emprunté quelques minutes plus tôt. Le capharnaüm était complet. Du plafond tombaient de grosse plaques de pierre souvent accompagnées de poutres déchirées mortellement hérissées de pointes, tandis qu’à plusieurs endroits le sol s’ouvrait, s’écroulait sur les étages inférieurs de la tour. La foule était une masse grouillante de blessés gémissants, d’ordres confus, de pleurs incontrôlés. Des salles attenantes nous parvenaient les grognements des créatures, dangereuses pour la plupart, que le Grand Mage gardait pour ses expériences, et d’en bas, des chocs épées et d’autres cris. «Viens», me dit-il et me tirant par la main plus loin dans le passage, avec le ton qu’il emploie pour donner des ordres sans pour autant ordonner. Nous rebroussâmes chemin dans le couloir et prirent à droite là où j’avais pris à gauche. Il poussa une porte grinçante qui découvrit un escalier en colimaçon qui disparaissant dans les profondeurs. «On aurait mis trop de temps à traverser avec cette foule, et il faut déguerpir en vitesse.» J’étais encore trop tétanisé pour répondre. «Hé, ça va? Descendons vite, ajouta-t-il après que j’eusse acquiescé faiblement. Les marches étaient faites pour les grandes jambes, ce qui compliquait notre fuite. Tout en cherchant le rythme à avoir pour ne pas trébucher dans l’obscurité, je me demandai comment Stentor pouvait connaître l’existence de cet escalier. Un soudain éboulis me tira de ma réflexion. Les secousses avaient cessé, mais d’épouvantables bruits vibrants produits par le roc en se séparant nous rappelaient que sans Grand Mage, l’allod sur lequel était bâtie la tour ne résisterait pas longtemps à l’Astral. Les cris et les bruits de combats s’étouffaient peu à peu plus nous nous enfoncions, pour bientôt laisser la place à un silence oppressant. Stentor était aussi terrifié que moi, je le sentais, mais son sens pratique prenait le dessus, et c’est avec détermination qu’il fonçait vers la base de la tour. Quand nous y arrivâmes finalement, ce fut pour constater que c’était une impasse. La sortie était obstruée par un énorme morceau d’escalier en pierre qui s’était vraisemblablement écroulé. Le sol tout autour n’était que gravats et poussière; la seule source lumineuse, des minces rais traversant les trous de l’éboulis, tous trop haut pour qu’on y regarde. Il y avait des gens de l’autre côté, des douzaines. Nous entendions leur fuite affolée, mais ils disparurent bientôt. Pourtant, il semblait rester quelques personnes. Je me mis à frapper fébrilement contre l’escalier écroulé. Une femme donnait des ordres d’une voix lasse. Tue-les. Puis des cris noyés par un rugissement qui n’était pas humain. Stentor me rabattit la main aussitôt pour que j’arrête de frapper. La peur me paralysa. La chose qui venait de surgir dans la pièce faisait trembler le sol à chaque pas. La femme de l’autre côté cria quelque chose que je n’écoutai pas, trop concentré sur ce qui m’entourait afin de résister au besoin de fuir. Je tressautai de panique. Il y a une fille dans les décombres. Mes tremblements trouvèrent un exutoire alors que je me mis à creuser, à déplacer, à enlever des morceaux de pierre grosses comme ma tête pour les déposer prestement derrière moi. «Fathom, que…» chuchota Stentor, et sa voix trahît son appréhension. «Il y a une fille dans les décombres», répondis-je distraitement en continuant de plus belle. Et tout de suite, il se mit à l’œuvre sans me traiter de fou. Il me connaissait assez. Bientôt, nous trouvâmes le corps d’un toute petite gibberling sous un pan de mur, au moment même où la bête poussait un râle d’agonie. Ceux qui restaient, la femme et l’inconnu, disparurent après avoir dit quelque chose au sujet d’un portail, avant que j’aie le temps de les interpeler. Stentor extirpa la petite en la tenant dans ses bras tendus, et je vis sa main serrer le manche d’un parapluie noir même dans l’inconscience. Puis quelque chose heurta le mur plus haut, et Stentor, libérant une main, me poussa loin de l’escalier. Affalé, je relevai la tête pour le voir faire obstacle de son corps à une pierre qui menaçait de tomber sur la fille. Il saignait du côté de la tête mais resserra sa prise. Derrière lui, remarquai-je en même temps que lui, le passage était impraticable. Nous ne pouvions plus remonter. Stentor me regarda sans rien dire, puis posa résolument la petite gibberling dans mes mains. Elle pesait une plume. Il dégaina le poignard qu’il avait à la ceinture et se tourna vers le mur externe. Il gratta le mortier avec la lame, frappa les briques du pommeau, et recommença, jusqu’à ce que certaines soient délogées. Puis il pris son élan et se jeta les paumes devant. Et il suivit les briques au travers du mur. Je me précipitai près du trou béant et poussai un soupir de soulagement en découvrant qu’il y avait un balcon en contrebas. Après un rapide coup d’œil, je le rejoignis d’un bond et l’aidai à se relever. C’est à ce moment que la petite se mit à grouiller et se glissa entre mes bras. Apparemment complètement éveillée, elle recula de deux pas et ses mains s’animèrent, papillonnèrent, et des nuages d’éclairs violacés en jaillirent. Ils s’épaissirent, s’arrondirent, et formèrent une bulle luisante autour d’elle. J’approchai la main, mais la bulle était solide, et curieusement froide. Le vent nous fouettait. Un bruit de tonnerre attira notre attention à tous. Derrière nous, nous vîmes d’énormes rocs bleus flottant dans l’Astral s’entrechoquer à quelques mètres seulement de nos têtes. Puis le sommet de la tour commença à s’effriter, à se dissoudre, tandis qu’il était dissous par l’Astral. L’allod entier commença à chavirer, déséquilibré par le bâtiment qui s’effondrait. Stentor réagissait déjà et demandait à la fille de nous laisser entrer dans sa bulle, puisqu’elle semblait bien solide. Apparemment, elle ne l’entendait pas, mais elle sembla comprendre. Elle nous jaugea, puis reporta son regard sur la tour qui penchait dangereusement. Bientôt, nous glissâmes vers l’extérieur du balcon et dûmes prendre appui sur le parapet pour ne pas passer par-dessus bord. Cela sembla la décider, et elle fit s’étendre sa bulle protectrice qui nous engloba nous aussi. À l’intérieur, on sentait encore le vent, mais il était plus doux. Les rochers dans l’Astral étaient maintenant dardés d’éclairs. Stentor prit délicatement le parapluie des mains de la petite et l’ouvrit, puis un courant astral nous emporta vers l’inconnu.
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Fathom et non Fantom
Messages : 31 Date d'inscription : 12/07/2010 Age : 111 Localisation : Premier étage
Je ne pourrais pas dire pendant combien de temps j’ai dérivé dans l’Astral. Mon parapluie nous servait de voile pour voguer sur les courants. C’était le plus grand des deux gibberlings qui le tenait, l’autre et moi nous agrippions à lui. Ça m’énervait un peu qu’on touche à mes affaires. Je me savais de taille à me défendre –par la force des choses– , et la dernière chose que je voulais, c’était bien de me retrouver avec deux inconnus qui ne feraient que m’encombrer. D’un autre côté, je n’aurais pas pu manœuvrer notre rafiot de fortune et maintenir ma bulle protectrice en même temps. Mais tout de même!
La tour et son assise rocheuse avaient basculé complètement quelques instants après notre «envol». J’ai regardé l’allod se désagréger morceau par morceau jusqu’à ce que les vents forcissent et m’obligent à rapporter mon attention sur ma bulle. Je m’employai alors à observer discrètement ceux que j’avais laissés m’accompagner pour le moment. Ils avaient le pelage blanc, contrairement à moi, et l’air honnête. Tout chez le plus grand inspirait la confiance, et l’autre semblait parfaitement inoffensif. Ses yeux bleus croisèrent les miens alors que je le jaugeait. Il m’adressa un sourire plein de sollicitude. Je détournai le regard. Le hasard voulut qu’il tombe sur un petit allod qui se profilait à des dizaines mètres sous nos pieds. Je tirai sur la manche du pilote improvisé et le lui montrai du doigt. Il était à bout de souffle. Le parapluie obliqua droit vers l’îlot. En approchant, je pus constater qu’il était recouvert de hautes herbes balayées par le vent. Il était donc habitable, pour un moment en tout cas.
L’atterrissage fut étonnamment doux. Mais dès que nous eûmes posé le pied au sol, le plus grand s’écroula. L’autre se précipita à son secours, mais il était inconscient. À croire qu’il avait combattu l’épuisement jusqu’à ce que nous soyons en lieu sûr. Je m’intéressais surtout à l’allod sur lequel nous avions échoué. Peu importait l’état dans lequel nous pouvions être, le principal était de disposer du temps nécessaire pour récupérer. Il était à peu près circulaire et en son centre s’élevait une colline exposée aux vents. Au sommet, je pouvais voir un amas de pierres. Un abris? Je fis quelques pas pour aller voir de quoi il retournait, puis m’arrêtai. Il vaudrait peut-être mieux en informer l’autre. Par prudence. Rien d’autre. «J’ai… Il y a quelque chose en haut de cette colline. Je vais aller voir ce que c’est.» Il se releva et me regarda par en-dessous un moment. «Aide-moi à tirer Stentor jusque là alors. –Je peux me débrouiller seule. –On ne sait pas ce qu’il y a sur cette île. Il vaut mieux ne pas se séparer.» Île. Ne trouvant rien à répliquer, j’agrippai la tête du gibberling évanoui, l’autre prit ses jambes, et nous le traînâmes vers les pierres. Quand nous y arrivâmes, fourbus, je vis que les pierres étaient liées entre elles par du ciment. L’autre, qui y avait adossé le plus grand, me laissa monter sur ses épaules pour que je puisse mieux voir. Les pierres, ou plutôt les briques, formaient un cercle autour d’un trou dans lequel pendait une vieille corde nouée à un simple anneau de métal rouillé. Un puits. J’informai l’autre de ma découverte, il sembla soulagé. Selon lui, le plus grand pourrais récupérer avec de l’eau. Avec mon aide, il me rejoignit sur le rebord effrité. Comme on n’en voyait pas le fond, il laissa tomber un morceau de ciment dans le puits. Le son qui nous parvint était sec. «Parfois, des éboulements bouchent les puits. Il doit y avoir un moyen de faire rejaillir l’eau. Il va falloir descendre.» Il s’empara de la corde et s’engouffra dans le trou. Et si l’anneau de métal n’avait pas tenu? Je décidai de le rejoindre. S’il était assez inconscient pour ne se fier qu’à une corde pourrie, il pourrait aussi bien se noyer en ramenant l’eau dans le puits. D’ailleurs, si nous n’avions vu personne sur cet allod, c’était peut-être parce qu’elle n’avait plus d’eau. L’herbe était bien jaune et je n’avais vu aucune forme de vie. Alors que je vérifiais que l’anneau de métal était bien accroché, je crus entendre un craquement, mais la note d’urgence dans l’appel soudain de l’autre attira autrement mon attention. Tant pis pour les précautions, dans le pire des cas mon parapluie pourrait ralentir ma chute. Contre toute attente, la corde tint bon. Le fond du puits était non seulement sec, mais pavé. Il ne se limitait pas au trou, mais s’étirait sur le côté en un long tunnel, du fond duquel provenait une lumière qui ne vacillait pas. Au fond du tunnel, je retrouvai l’autre. Mais ce qui me frappa fut de constater que le tunnel, un corridor, plutôt, débouchait sur une salle construite de main d’homme. Le sol poussiéreux était en pierre curieusement tiède. La salle dans laquelle nous étions s’ouvrait à plusieurs passages menant dans toutes les directions. Je remarquai que les bâtisseurs avaient un faible pour les arches et les colonnes. Mais le plus étrange restait les multiples boules incrustées dans le plafond qui, malgré une couche remarquable de poussière et de toiles d’araignées, dispensaient une lumière chaude mais fixe. Les murs, et, pour ce que j’en voyais, les corridors également, étaient couverts de tablettes elles-mêmes remplies de livres. Une bibliothèque souterraine. Sur un allod abandonné. Où en avais-je entendu parler? L’autre avait l’air tout excité par la découverte. C’était très intéressant, mais ça ne nous avançait pas beaucoup. «Tu crois que ceux qui ont bâti tout ça sont encore ici?» demanda-t’il. –À en juger par la poussière, je dirais que non.» Un silence s’installa. «Mais ça vaut le coup de chercher.» La pièce avait en son centre un grand escalier en colimaçon qui descendait vers des étages inférieurs. Je laissai l’autre et son expression éblouie et m’y engouffrai. Quand il eut repris ses esprits, il me lança, avec hésitation, qu’il allait explorer les couloirs en périphérie. Je répondis par un «Comme tu veux» pour la forme et accélérai le pas. Même si ça ne faisait que quelques minutes, j’en avais plus qu’assez qu’on me suive à la trace. Il était clair que le tunnel et la salle principale n’avaient pas été habités depuis des années. Mais ce que je n’avais pas dit, c’était qu’il y avait probablement une raison à cela. Les bâtisseurs n’auraient pas tout bonnement décidé de partir après autant de travail, en laissant derrière leurs ouvrages qui plus est. Ce qui m’intriguait était de savoir pourquoi, après tout ce temps, il y avait encore de la lumière. Il fallait bien une source d’énergie pour alimenter les globes lumineux. Les petits allods éloignés sont souvent la cible des démons astraux. C’était assurément pour cette raison que la bibliothèque n’était pas à la surface. Les habitants s’étaient peut-être fatigués à la longue et décidé de partir à la recherche d’un îlot plus favorable. Mais alors, pourquoi n’auraient-ils pas pris leurs livres avec eux? Ils avaient peut-être été exterminés par une force plus dangereuse encore. Sauf que dans ce cas, les globes lumineux se seraient depuis longtemps éteints! J’avais beau triturer les faits en tous sens, je n’arrivais à aucune conclusion logique. Supposant qu’une attaque soit venue de la surface, quel était le premier lieu où se cacher? La salle la plus basse, évidemment. L’escalier en colimaçon, après de multiples étages tous semblables que je pouvais observer grâce aux parois ouvertes, se terminait finalement face à une porte dont le panneau avait été arraché et propulsé à l’intérieur. J’y entrai à pas feutrés, pour constater qu’il n’y avait visiblement rien à craindre. Le panneau était maintenant en plusieurs morceaux qui achevaient de se décomposer dans un coin. Au centre s’élevait une sorte d’autel sculpté muni d’un réceptacle. Je remarquai alors que le bruit que j’avais commencé à entendre à mesure que je m’enfonçais dans le souterrain venait de sous mes pieds. De sous l’autel, en fait. Il y avait donc une machinerie? Comment pouvait-elle encore fonctionner? L’autre m’appela alors du haut de l’escalier. Quoi, encore? Je ressortis de la petite pièce et portai mon regard vers le haut. Il était penché par-dessus la balustrade et me faisait de grands signes et me criant quelque chose que je ne comprenais pas. N’y tenant plus, je remontai l’escalier. La descente avait été relativement facile, mais cette fois ce fut épuisant. J’arrivai en haut à bout de souffle et passablement en rogne. Il me mit sous les yeux un vieux livre dont l’odeur me piqua le nez. «Je l’ai trouvé dans un couloir», m’annonça-t-il trop fièrement à mon goût. «Il n’y a que ça ici, des livres. –Oui, mais celui-ci était ouvert, sur le sol. J’ai parcouru tout cet étage et c’est le seul qui n’était pas rangé. –Ça ne nous avance pas à grand chose.» Ce qui parut le démonter. Pour se sortir de l’embarras, sans doute, il changea de sujet. «Tu crois que cet endroit est sûr? –Il m’a l’air désert, en tout cas. –On ferait mieux d’aller chercher Stentor, non? Il serait plus en sécurité ici que dehors, le temps qu’il se rétablisse. –Oui, il vaut peut-être mieux», répondis-je après un moment de réflexion. Tout pour en finir au plus vite et pouvoir retourner étudier l’autel en bas. Nous retournâmes dans le puits sombre et entreprîmes de remonter par la corde qui y pendait toujours. Ce fut plus facile que je m’y attendais : les pierres étaient si grossièrement taillées qu’ils offraient des prises parfaites pour mes bottes.
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Arrivée en haut, je restai sur le rebord surélevé du puits. L’autre regardait en tous sens. «Stentor n’est plus là», m’annonça-t-il. «Il a dû se réveiller et partir à notre recherche. –Ça m’étonnerait», dis-je en pointant un objet à quelques mètres du puits. Il suivit mon doigt et vit le couteau qu’avait le plus grand à sa ceinture, sur le sol. On pouvait voir du sang sur la lame. «Stentor ne serait jamais parti sans son couteau. –Sauf qu’il n’est pas parti volontairement», répliquai-je. Je sautai en bas du puits et marchai dans la direction de l’arme. Je dis à l’autre de la prendre avec lui, et continuai dans la même direction. Les herbes de ce côté de l’île étaient deux fois hautes comme un gibberling moyen, si bien que je ne vis bientôt plus à une certaine distance. L’autre suivait toujours derrière. Parfois, des gouttes de sang au sol indiquaient que j’étais sur le bon chemin. Après un moment de marche aveugle, l’herbe s’arrêta net et permit de voir jusqu’au rebord de l’allod. Mes pires craintes furent confirmées. Là, loin devant, un démon astral ailé tenait le plus grand dans sa gueule par une patte. Ce qui expliquait pourquoi le couteau était tombé de son fourreau. Le démon l’agitait au-dessus d’un nid dans lequel s’excitaient ses rejetons. L’autre arriva derrière moi. Je lui intimai de reculer avec moi pour que les herbes nous cachent. Il regardait avec horreur les créatures qui menaçaient son ami. «Qu’est-ce que c’est que cette chose?» demanda-t-il finalement. –Un démon astral. Un abomination. Et il n’est pas seul. Il a ses petits avec lui. –Tu en as déjà vus? –Ton ami a dû être blessé. Le sang les rend fous. Il n’y a pas de temps à perdre si tu ne veux pas qu’il se fasse dévorer. Il accusa le coup et brandit le couteau. «Tu n’as pas d’arme pour te défendre. Reste ici pendant que je vais le secourir.» Pour qui se prenait-il? Jamais il ne pourrais se débarrasser d’un démon seul. Pour qui me prenait-il? Sans un mot, mais avec un visage qui en disait long, je pris mon parapluie à deux mains et fis subir une torsion à la poignée. Un clic se fit entendre. Je tirai sur la poignée et la séparai du reste, révélant un longue lame pointue comme une aiguille. Il ne répliqua pas. «Attire-le pendant que je m’occupe des petits.» Il s’approcha du démon par derrière en faisant assez de bruit pour être repéré. Le monstre se retourna, laissant ses horribles rejetons sans surveillance. C’est alors que j’entrai en scène. Profitant de ce que l’autre attirait la créature loin du nid, je m’y glissai furtivement. Il y avait là cinq de ces atrocités baveuses, chacune un peu plus grosse que moi. Ma lame, bien qu’aussi grande que moi, m’aurait laissée sans défense une fois qu’un d’eux y aurait été embroché. Je devais faire autrement. Les détails ne vous diraient rien, et quand bien même, je n’ai pas envie d’approfondir. Vous avez seulement besoin de savoir que j’ai utilisé une forme de magie pour repousser les monstres afin qu’ils tombent de l’allod. Ce qu’ils firent, en poussant des mugissements impossibles à imiter. En les entendant, le démon, qui poursuivait l’autre, se retourna vers son nid. Il tenait toujours le grand gibberling dans sa gueule informe. En m’apercevant, il écarta ses ailes et s’élança vers moi en volant au-dessus du sol. Je n’eus pas le temps de paniquer puisque je fus tétanisée. Il était énorme. Ma lame ne me serait d’aucun recours cette fois encore, pas plus que ma magie. J’étais au bord de précipice et empêtrée dans le nid. Puis le démon fut au-dessus de moi. Je me recroquevillai pitoyablement, comme si cela pouvait me protéger, en attendant la fin. Le rugissement enragé s’estompa soudainement. Je relevai la tête juste à temps pour voir la bête en vol tanguer dangereusement avant d’arrêter de battre des ailes. J’eus à peine le temps de me dégager pour ne pas être écrasée. Le démon était visiblement assommé. Ses terribles mâchoires s’étaient relâchées et le grand gibberling roulait sur le sol. Je l’attrapai avant qu’il ne bascule dans le vide à son tour, mais son poids m’entraîna avec lui. Alors que je sentais le vide sous moi, l’autre apparut et agrippa son ami. Je me retrouvai suspendue dans le vide, accrochée aux jambes du plus grand qui pendait à moitié lui aussi. Un réflexe stupide me poussa à regarder sous mes pieds. J’étais habituée au vide astral, mais à ce moment il me terrifia. Fort heureusement, l’autre était plus fort qu’il n’y paraissait, et il parvint à nous hisser tous les deux. En reprenant mon souffle, j’allai chercher ma lame que j’avais laissée tomber pour avoir les mains libres. Mes mains tremblaient. Sans plus attendre, l’autre me fis signe de prendre les jambes du plus grand et de le tirer avec lui vers les hautes herbes. Pendant que nous le faisions précipitamment, je ne pus m’empêcher de me demander comment le démon s’était soudainement évanoui. Mais je chassai l’idée de mon esprit et me concentrai sur la tâche. Une fois à couvert, je repris mon parapluie et rengainai la lame à l’intérieur. «Qu’est-ce qu’on fait maintenant?» demandai-je. «Il faudrait trouver un abris avant qu’il ne se réveille.» J’étais encore sous le choc, je ne parvenais pas à penser rationnellement. «Éloignons-nous encore» dit-il. C’est alors que le démon se releva et commença à arpenter les alentours à notre recherche. Sans plus attendre nous nous en éloignâmes avec le plus grand. La pente à monter nous rendait la tâche difficile. L'horreur ailée ne tarda pas à nous repérer et vint s’écrouler juste devant nous. Sans prendre le temps de penser, je chargeai de l’énergie pure en une boule lumineuse et la lui envoyai, mais il évita le projectile. L’autre fit quelque chose qui me stupéfia : il éleva la main et fit un curieux mouvement, et ma boule d’énergie changea de trajectoire pour aller percuter de plein fouet l’immonde bête. S’il était capable de ça, peut-être avait-il assommé le démon plus tôt. Tandis que notre poursuivant était hébété, nous nous enfonçâmes dans les herbages sur le côté pour échapper à sa vue. «Le puits! C’est notre seule chance!» chuchota l’autre avant d’obliquer une fois de plus. Après quelques minutes de course effrénée, nous vîmes enfin le puits, qui n’était pas entouré d’herbes. Le démon nous repéra aussitôt et chargea. L’autre me poussa sur le rebord du puits d’où je l’aidai à hisser le plus grand, puis grimpa à son tour et lança le couteau à la face du monstre qui maintenant n’était plus qu’à quelques mètres. Et nous sautâmes sans regarder en bas. La corde était toujours là où on l’avait laissée plus tôt. Je l’attrapai en vol et vis que l’autre, qui tenait le plus grand sous un bras, réussit à faire de même. Mais cette fois, le vieil anneau de métal céda et nous tombâmes avec la corde. En haut, le démon, trop gigantesque pour se glisser dans l’ouverture, s’attaquait au puits, détachant de grandes pierres qui s’écroulaient près de nous. «Rien de cassé?» demanda l’autre. «Ça va», répondis-je à mi-voix. «On dirait qu’on est coincé ici pour un moment. On ne peut plus remonter avec la corde, et même si on pouvait, il y aurait toujours cette chose. –Commençons par nous en éloigner» proposai-je. Nous retournâmes vers la bibliothèque et son éclairage singulier. Je commençais à me calmer et j’arrivais à nouveau à penser correctement. Il ne me fallut pas longtemps avant de repenser à la salle que j’avais trouvée en bas, avec son autel mystérieux. J’en parlai à l’autre et lui proposai de retourner voir. Il grimpa sur la rampe de l’escalier en colimaçon qui y menait, installa le plus grand de manière à pouvoir le tenir, et descendit en glissant. Je ne pus m’empêcher de soupirer intérieurement pour ce manque de maturité, mais je m’arrêtai. À quoi bon essayer de sauver les apparences après tout ce qui était arrivé? Sans plus d’arrière-pensées, je grimpai à mon tour et descendis de la même façon. L’autre m’attendait en bas. Je passai devant pour entrer dans la salle à l’autel qui vrombissait toujours. «Qu’est-ce que c’est que cette lumière?» s’exclama-t-il. –Quelle lumière? –Celle qui vient de ton parapluie.» Je me saisis de mon parapluie, que je transportais attaché dans mon dos. Une étrange lueur bleutée en émanait. La même chose était probablement arrivée plus tôt, mais je ne m’en étais pas aperçue. «C’est la première fois que je le vois faire ça…» marmonnai-je. «Il doit y avoir quelque chose dans cette pièce qui le fait briller.» Je me mis à agiter mon parapluie en me déplaçant dans la salle. «On dirait qu’il brille plus quand tu es près de ce mur» remarqua l’autre après un moment. Il s’approcha du mur en question, et l’inspecta de près. «Cette brique n’en est pas une», dit-il après quelques secondes seulement. Il glissa ses doigts autour de la brique et tira pour la déloger dans un éclat de poussière. Je remarquai alors qu’il avait raison : c’était en fait un panneau masquant une cavité d’où venait une lumière semblable à celle de mon parapluie. Je me penchai pour regarder à l’intérieur. J’y vis une pierre parfaitement ronde, incrustée dans la surface du bas. C’était elle qui brillait. À côté, un trou où il devait y avoir une autre pierre jadis prenait la poussière. Et plus profond, je voyais autre chose. Je glissa mon bras à l’intérieur pour vor ce que c’était, et sentis au passage combien la pierre était chaude. C’était un vieux carnet décrépit, de quelques pages seulement. Je le feuilletai fébrilement et tombai sur une illustration de deux pierres bleues dans un emplacement exactement comme celui que j’avais en face de moi. L’autre regardait sans mot dire. Je lui tendis le carnet en lui demandant de lire à haute voix, pour que je puisse mieux réfléchir. Apparemment, les pierres alimentaient la bibliothèque en énergie lorsqu’elles étaient dans leur socle, en plus de le protéger de l’astral, comme le ferait un grand mage. Un paragraphe sur la page suivante expliquait qu’en cas d’urgence, on pouvait en retirer une pour s’en servir autrement. Mais pas un mot sur l’autre utilisation. «Ça vaut le coup d’essayer» dis-je sans trop de conviction. «Il faudra faire vite, sinon l’allod se désagrégera comme la tour de Clément.» Je respirai un bon coup et détachai la pierre de son socle. Aussitôt, les globes lumineux faiblirent pour s’éteindre complètement. Nous fûmes plongés dans le noir le plus complet, mis à part la pierre et mon parapluie qui continuaient tous deux de luire. Le mécanisme et son bourdonnement s’arrêtèrent également, nous laissant dans un silence oppressant. Nous nous rapprochâmes du plus grand, et je mis les deux sources de lumières au centre afin que nous nous vissions suffisamment bien. Je tenais la pierre dans une main. Elle était toujours chaude. En la faisant tourner, je vis qu’elle avait de curieux reflets changeants. «On dirait de l’œil-de-chat» fit remarquer l’autre. «Qu’est-ce que c’est? –Une pierre rare. –C’est la première fois que j’en entends parler.» Il y eut un silence. «Au fait, je m’appelle Fathom.» Je passai mon autre main sur la pierre. «Hé! Qu’est-ce que c’était?» s’inquiéta l’autre. «Quoi? Je n’ai rien vu. –Tout autour de nous, il y a eu de la lumière. Refais ce que tu viens de faire.» Je frottai à nouveau la pierre, et cette fois je vis distinctement un dôme de lumière bleue vaciller au-dessus de nous. «Ça doit être l’autre chose à faire avec la pierre en cas d’urgence.», suggéra-t-il. Je repris à nouveau, cette fois en m’approchant encore des deux autres. Le dôme de lumière devenait de plus en plus opaque à mesure que je touchais la pierre. Son éclat devint aveuglant, puis je me sentis transportée. En un clin d’œil, le plancher de pierre avait laissé place à une stèle enfoncée dans un sol boueux et moussu. Je regardai autour de moi. De tous les endroits où nous aurions pu aboutir, celui-là était de loin celui que je tenais le plus à éviter. D’un côté, des taudis en rondins noircis, agglomérés des deux côtés d’une route presque abandonnée, avec çà et là des souches pourries et au loin une forêt insondable, de l’autre, des remparts austères et aveugles qui ceignaient une tour lugubre. Peu de choses avaient changées depuis la dernière fois. «Où sommes-nous?» demanda l’autre. «Eau-Sombre. Partons au plus vite, cette endroit est malsain. «La nuit tombe, nous n’avons pas mangé depuis des heures et nous sommes épuisés. Et en plus, Stentor ne va vraiment pas bien. Il faut au moins attendre à demain avant de partir.» Je le regardai, cherchant à répliquer. «On a couru dans tous les sens quand la tour s’est effondrée, on a passé des heures suspendus à ton parapluie, on a combattu des démons… Regarde-toi, tu as l’air aussi épuisée que je le suis. Passons la nuit ici et nous partirons demain matin.» Ça ne faisait pas mon affaire, mais je dus me rendre à l’évidence. Je n’aurais pas pu marcher quelques minutes sans m’écrouler. «Je connais une auberge dans la colonie. Nous pourrons y manger et y passer la nuit.» Ce que nous fîmes. J’étais trop fatiguée pour retenir des détails. Je me souviens que l’autre avait suffisamment d’argent sur lui pour payer le repas et la chambre. Mes derniers souvenirs clairs de cette journée datent du moment où nous étions tous les trois dans le grand lit. Je réfléchissais aux derniers événements. J’avais été trop secouée pour m’en rendre compte, mais il m’avait bel et bien sauvé la vie. Durant la soirée, il m’avait narré comment lui et son ami m’avaient trouvée dans les décombres de la tour de Clément et m’avaient protégée. Quand nous étions atterris sur l’allod, j’avais interprété leur présence comme un dérangement et j’espérais m’en débarrasser au plus vite. Mais après qu’ils m’aient sauvée deux fois en une journée, je devais admettre que je ne pouvais pas m’en aller seule.
L’idée me repoussait de prime abord, mais quelque part, elle m’intéressait. En me maudissant d’avance, alors que les chandelles étaient éteintes et que la pluie tombait dehors, je me retournai vers Fathom et lui dit :
«Je m’appelle Ełiki.»
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Fathom et non Fantom
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Quand je me réveillai, je crus d'abord que le jour ne s'était pas encore levé. Je me levai sur le lit, prenant soin de ne pas réveiller les autres, et écartai les épais rideaux gris. Ça ne pouvait être que le jour, mais quelle pénombre! La lumière du soleil était presque entièrement bloquée par les nuages qui semblaient graviter autour de la plus haute tour de la sinistre bâtisse qui dominait le village. Une colonie, comme l'avait appelée celle qui m'avait dit s'appeler Ełiki. Un bien étrange nom pour un groupe de vieilles maisons qui tombent en décrépitude et s'enfoncent dans le sol comme pour fuir l'air malsain. Je me rendis compte au moment de faire cette réflexion que l'endroit sentait le moisi. Stentor dormait : sa respiration était régulière. Ça devait être bon signe. Ełiki avait le sommeil agité. Elle rêvait à des barques qui sortaient du brouillard, ou quelque chose dans le genre. Je décidai qu'il valait mieux la laisser tranquille et me recouchai lentement pour réfléchir. La chambre et le repas de la veille avaient coûtés trois fois rien. Normal, sans doute, dans un endroit aussi inhospitalier. Je tâtai le creux entre mon oreiller et le mur en bois rond pour m'assurer que ma bourse y était toujours. Bas prix ou pas, j'en aurais besoin pour retourner chez moi. J'avais vu par la fenêtre que les pauvres petites échoppes étaient déjà ouvertes. Sans un bruit, je me laissai tomber du lit -il était conçu pour les humains- et sortis de l'auberge endormie.
Ils devaient importer leur nourriture, ce qui n'était pas si difficile en soit, mais c'était sûrement différent pour une région qui n'avait rien à exploiter. Mon village s'en sortait très bien grâces aux ours polaires, mais ici... C'est ce que je me disais en revenant dans la chambre, avec mon sac plein de fruits frais et de poisson qui ne l'était plus tellement. La petite se leva en sursaut quand je le posai au sol. «Doucement, ce n'est que moi. J'ai cru comprendre que tu ne voulais pas t'éterniser ici, alors je suis allé chercher de la nourriture pour qu'on puisse partir plus tôt.» Elle acquiesça en silence et descendit à son tour du lit. «Bon, dit-elle, on peut y aller, alors.» Elle avait vraiment envie de s'éloigner, ma parole. Je remontai à droite de Stentor et lui secouai l'épaule, mais il ne broncha pas. Il devait être encore inconscient. Je repoussai la couverture et le tirai littéralement hors du lit. J'attrapai mon sac de provisions et l'attachai dans mon dos, puis Ełiki m'aida à tirer mon ami jusqu'à l'extérieur de l'auberge. J'avais payé la veille, et nous ne vîmes pas le tenancier. Dehors, la puanteur était encore plus marquée. Je remarquai le cours d'eau noire qui coulait derrière les maisons de bois gris. Nul doute que les poissons aussi étaient d'importation. «Tu as l'air de connaître l'endroit, commençai-je prudemment. Tu sais par où on doit aller pour rejoindre Novograd?» Elle hésita quelques secondes. Il est vrai qu'elle ne m'avait pas dit qu'elle voulait aller à la capitale... «Oui, je connais le chemin. Je l'ai pris une fois.» «Je te suis.» Elle regarda autour d'elle pour se repérer et se dirigea vers l'amont de la rivière (la lumière ne me permettait pas de savoir où était le nord). Elle remonta ce qui pouvait passer pour une rue et prit un embranchement qui descendait vers la rivière. J'aperçus un pont de bois en piteux état qui enjambait la rivière en un arc cabossé. La petite s'y engagea la première, avec confiance. Alors que je l'y suivais, je regardai la mousse brune qui gonflait autour des débris bloqués par les piliers du pont. Un oiseau mort flottait dans l'immonde substance. Ełiki s'arrêta à quelque distance des voitures arrêtées qui bloquaient le chemin devant nous. Nous déposâmes Stentor, qui faisait son poids, au sol. «Des caravaniers», lui expliquai-je. Puis j'eus une idée. Je m'approchai de celui qui semblait en charge du groupe, attendit ne pause entre deux de ses ordres secs et élevai la voix. «Pardonnez-moi, monsieur, est-ce que vous auriez un peu de place pour trois passagers?» Il nous jaugeait. «Nous vous paierons, bien entendu.» Nous nous installâmes donc derrière la dernière voiture, à moitié pleine de caisses et de sacs de jute qui me piquaient le nez, et la caravane s'élança bruyamment dans la forêt opaque. Je gardais le livre que j'avais trouvé dans la bibliothèque dans deuxième sac. J'avais envie de l'ouvrir enfin pour voir ce qu'il contenait, mais la route de boue était en trop mauvais état pour lire. Il n'avait pas plu la veille, et pourtant elle était toujours couverte de flaques couleur d'argile. Après plusieurs minutes de route brinquebalante, la petite ouvrit un des sacs du chargement. Je vis qu'il était plein de champignons grisâtres. Voilà donc ce qu'ils trouvaient à exporter dans cette région humide et sombre! Elle referma le sac. Je me souvins alors des gourdes que j'avais achetées en même temps que les fruits et lui tendis celle des trois qui lui était destinée. Elle me remercia et l'attacha à sa ceinture. Un silence lourd s'installa. De temps à autres, on pouvait entendre deux caravaniers échanger quelques mots, mais nous étions trop loin pour comprendre, et les vieilles roues des charrettes couvraient les conversations de leur vacarme. Cet endroit n'était vraiment pas accueillant. Je me sentirais déjà plus à l'aise une fois en Bois-de-Lumière. Plus nous avancions, plus ce sentiment de malaise augmentait. Puis je me rendis compte qu'on nous observait. Je ne vis rien au début, mais après un certain bout de temps, je commençai à remarquer des têtes qui se cachaient subitement derrière les arbres au fur et à mesure que nous les dépassions. J'escaladai la pile de sacs et de boîtes pour atteindre l'avant de la voiture, conduite par le chef, et lui chuchotai ce que j'avais remarqué. Il se tendit immédiatement. «J'espérais qu'en partant plus tôt, ils ne nous entendraient pas», me confia-t-il. «Qui sont-ils?» «Des bandits. Ils attaquent les caravanes depuis des années, mais depuis que le château est hanté, ils sont plus féroces.» Il tremblait, maintenant. «Nous sommes encore près de la colonie. Nous ferions mieux de nous en retourner. Oui, je vais demander la halte.» Il allait se lever, mais je l'arrêtai. «Non! Ils n'attendent que leur chef pour attaquer.» Il s'arrêta dans son geste et me regarda avec un regard mi-éberlué, mi-terrifié. Comment lui expliquer? «J'ai déjà été attaqué par ces bandits. Je connais leur stratégie. Dites à vos hommes d'accélérer, c'est notre seule chance.» Il se leva, mais je sentis qu'il hésitait encore sur la décision à prendre. «Au galop!» lui criai-je. Cela le fouetta. Il siffla avec les doigts d'une main et fit signe aux autres voituriers d'accélérer. Une clameur de dépit s'éleva des deux côtés de la route comme nous déjouions le plan des brigands. Je m'empressai de rejoindre Ełiki qui se cramponnait pour ne pas être projetée hors de de la voiture. Je m'assis de façon à ce que Stentor soit entre elle et moi et fis tout ce que je pouvais pour nous empêcher d'être soulevés les cahots. Au bout de quelques minutes, le couvert des arbres s'estompait et la route devenait sèche et plus praticable. Nous pûmes nous relever pour observer ce qui se passait. Derrière nous, les bandits, maintenant à cheval, nous poursuivaient. Ils ne pouvaient pousser leurs chevaux plus vite que nous à cause du risque qu'ils trébuchent dans les ornières. Une fois qu'ils eussent rejoint la route sèche où nous étions déjà, ce ne serait qu'une question de temps avant qu'ils ne nous encerclent. Les mains de la petite gibberling laissaient s'échapper des petits éclairs de fumée pourpre, comme je les avais vues faire juste avant que la tour de Clément ne s'effondre, mais ils étaient plus sporadiques, voire erratiques. Je reportai mon attention sur nos poursuivants. Ils approchaient à grands pas de l'ouverture dans le couvert forestier. Puis nous les vîmes s'écarter du centre du chemin. Nous nous demandâmes pourquoi, mais notre réponse vint bientôt : un cavalier noir, sur une monture énorme, s'amenait à toute vitesse. Leur chef, à tout coup. La petite lâcha le rebord où nous étions agrippés pour observer et joignit ses mains. La vapeur lumineuse qui en sortait se stabilisa, se condensa, et devint plus brillante et plus jaune. Je ne l'avais jamais vue prendre autant de temps à préparer ses... sors? Soudain, après avoir pris quelques pas d'élan, elle sauta au-dessus du rebord. J'eus tout juste le temps d'attraper ses jambes avant qu'elle ne passe par-dessus bord. Dans son saut, elle avait projeté la boule brillante devant elle. Je fus presque aussitôt aveuglé par une explosion de flammes qui surgirent du sol juste devant le chef des bandits. Son cheval s'arrêta tant bien que mal, projetant son cavalier au-dessus des flammes crépitantes. «Raté» dit-elle simplement une fois que je l'eus hissée à l'intérieur. Je sentis mes poils se dresser à l'idée de ce que cela impliquait. Nous fûmes alors projetés sur le côté tandis que la route tournait à gauche. Nous étions enfin sortis de la forêt. Au-dessus de nos têtes, on pouvait presque voir le soleil. Nous ne pouvions plus voir les brigands, mais ils ne nous suivirent pas hors des bois. Nous recommençâmes à respirer. Les caravaniers ne ralentirent leurs chevaux que lorsque nous fûmes tout près des fortifications de bois de ce qui m'apparut comme un poste frontalier au pied de montagnes escarpées. Une fois à l'intérieur du cercle protecteur, ils s'arrêtèrent complètement et commencèrent à décharger leurs marchandises. Alors seulement je remarquai qu'un tunnel trop petit pour les caravanes perçait le roc. Je laissai la petite descendre puis fit suivre Stentor, qu'elle attrapa. Nous le déposâmes au sol, puis j'allai voir le chef. Il semblait mal à l'aise d'accepter mon argent après l'aide que nous lui avions fournie, mais j'insistai. Je fis signe à Ełiki et nous repartîmes. Nous emmenâmes Stentor hors des barricades et nous approchâmes des arbres. «Stentor est bien trop lourd pour qu'on le porte jusqu'à Novograd. On va construire une sorte de civière, avec des roues, comme ça on pourra se relayer pour le transporter.» «D'accord», répondit-elle pour la première fois à haute voix. J'avais repéré deux roues au bord de la route. J'allai les chercher pendant que la petite amassait des branches pour en faire la structure. Je revins avec les roues, qui étaient en parfait état. Je me demandai bien pourquoi on les avait jetées. Quand nous eûmes collecté assez de bois, nous arrachâmes un lierre chétif qui grimpait à un érable et nous en servîmes comme corde pour lier les branches ensemble. Au bout d'une heure, nous avions une civière parfaitement ajustée. Nous y déposèrent Stentor. Je jetai un dernier coup d’œil à un amas de pierres que je trouvais suspectes. Dès que nous commencèrent à nous éloigner, une volée de corbeaux s'y jetèrent pour picorer. Ce que j'avais pris pour des pierres était un squelette. Je gardai la macabre découverte pour moi et pressai le pas à la suite d'Ełiki. Les charretiers achevaient le déchargement quand nous passâmes à côté d'eux. Certain nous saluèrent. La petite tendit le bras pour saisir une torche éteinte dans une boîte près de l'entrée du tunnel et l'alluma avec celle accrochée à un anneau. Nous nous engageâmes dans l'obscurité dans regret. C'était un long tunnel aux bord irréguliers creusé sous la montagne à même le roc. Il n'était pas pavé, mais le sol était plutôt lisse. Après quelques virages, nous perdîmes complètement de vue l'entrée et la faible lumière qu'elle offrait. Nous continuâmes ainsi dans le silence, avec notre torche comme seul signe de vie, pendant que le temps s'arrêtait. Au bout d'un moment, je m'aperçus que j'étais affamé. Au même moment, Stentor commença à remuer. «Je crois qu'il faudrait qu'on bivouaque. Stentor a l'air de se réveiller et je meurs de faim. -Le tunnel bifurque un peu plus loin, on pourra s'arrêter sans risque... qu'on nous dérange.» Effectivement, peu de temps après, le tunnel offrait deux choix. La petite prit celui de droite, qui montait en pente douce jusqu'à un plateau en surplomb d'une section du tunnel que nous avions déjà parcourue. Nous nous assîmes en cercle. Stentor bougeait mais restait inconscient; je pris la troisième gourde et lui donnai à boire. Ensuite, je mis le sac de victuailles entre nous trois et laissai Ełiki choisir la première parmi les fruits pendant que je réanimais les restes d'un ancien feu. Le tunnel semblait avoir traversé une caverne intérieure : le plafond était très haut et permettait à la fumée de s'élever sans danger. Je mis le poisson à cuire sur une pierre plate placée au-dessus du feu et pris une pomme. Stentor retourna bientôt dans sa torpeur. Après avoir mangé, nous repartirent tranquillement. Quelque temps après -ça pourrait être quelques heures comme quelques minutes-, nous vîmes le tunnel déboucher sur une vallée de gravier. La petite gibberling trempa sa torche dans un tonneau d'eau et la déposa dans une boîte semblable à celle de l'autre côté. Nous continuâmes en suivant le chemin bordé d'arbres. Le soleil était bas, il ne devait rester que quelques heures avant la tombée de la nuit. «Qu'est-ce que tu penses faire une fois que nous serons arrivés en ville?» commençai-je pour briser le silence. «Je ne sais pas. Je n'ai nulle part où aller en particulier.» «Tu pourras rester avec Stentor et moi en attendant de trouver, dans ce cas. «On verra bien.» Et le silence se réinstalla.
Le soleil commençait à se coucher lorsque nous arrivâmes aux portes de la ville, mais les rues étaient encore très achalandées : les ouvriers rentraient chez eux après leur journée de travail. Nous décidâmes de ne pas faire subir cette agitation à Stentor. J'allai donc seul chercher de l'aide. J'étais dans la partie sud de Novograd. Je ne pus m'empêcher de jeter un regard à l'immense bâtiment qui se dressait au centre de la place, comme je l'avais fait la veille. Je traversai la place vers le sud et entrai dans la grande rue qu'il y a derrière la tour. Lors de ma dernière visite, j'étais tombé sur une auberge mal fréquentée et j'avais failli me faire voler ma bourse. Hors de question que je fasse entrer une petite chose comme Ełiki dans un tel établissement. C'était une rue marchande comme j'en ai l'habitude : les marchands tenaient boutique dans une partie dédiée de leur maison et préféraient employer les membres de leur famille, si bien que contrairement au reste de la ville, elle était déserte. Je m'arrêtai devant une ruelle et guettai les enseignes à la recherche d'un autre endroit où passer la nuit. «Tu cherches quelque chose?» Je me retournai pour voir qui me parlait et vis une grande kanianne au cheveux roux qui se tenait juste derrière moi. «Oh, il me faudrait un endroit où passer la nuit -Ne fais pas confiance aux auberges du coin. Si tu veux être en sécurité, va plutôt à la chapelle de la Lumière qui est juste au bout de la rue. Ils ont toujours des places pour les gens de passage. -Mille mercis, mademoiselle...? -Alletheia. Les prêtresses me connaissent, si ça peut t'aider, dis-leur que c'est moi qui t'ai envoyé. Je la saluai et partis à la recherche de la chapelle. Avant de retourner dans la grande place, je me retournai et vis qu'elle était restée au même endroit et m'observait. L'église de la Lumière était un grand bâtiment de pierre blanche à la toiture verte surmonté d'un clocher. Je m'y présentai et demandai s'il y avait de la place pour trois gibberlings dont un blessé, puis une prêtresse m'accompagna jusqu'en-dehors des murs de la ville où je trouvai Ełiki cachée avec Stentor dans un angle de la muraille. Loin d'être gênée par le sang coagulé sur le pansement de fortune appliqué sur l'oreille de mon ami, l'ecclésiastique le prit dans ses bras et nous retournâmes tous les quatre dans à la chapelle comme la nuit tombait.
Fathom et non Fantom
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Un allod à l'horizon. Enfin un répit. Le sol sous mes pieds.
Une douleur nette. Des secousses en tout sens.
Beaucoup de cris.
Un endroit obscur. Une lumière aveuglante. De l'eau dans ma gorge sèche.
De la chaleur.
Des gens parlaient tout bas à ma droite. Depuis combien de temps étais-je éveillé? J'étais trop épuisé pour soulever les paupières. «...dirais qu'il a perdu toute son énergie, mais ça ne vient pas de sa blessure. Il a dû s'épuiser d'une façon ou d'une autre. –Nous avons plané dans l'astral, accrochés à lui, pendant qu'il tenait le parapluie. Ça a dû être fatigant.» Était-ce Fathom? Je ne l'avais pas vu depuis des années. «Je ne peux pas me prononcer. Quand il sera remis, vous pourrez le lui demander.
Des bruits de pas. Une porte qui s'ouvre et se referme. Le noir à nouveau.
Je me réveillai complètement quand mon oreille se mit à me démanger. Je me relevai, écartant l'édredon de laine, et la grattai. Elle était recouverte par une bandage : je grattai plus fort. Ce faisant, je tentai de me rappeler de ce qui c'était passé. Maintenant que j'y pensais, j'avais bien revu Fathom après des années, quand il était arrivé en retard au discours de Clément de Désirae. Qu'était-il arrivé ensuite? «N'y touche pas, tu va infecter la plaie.» Je n'avais pas remarqué la petite gibberling à la fourrure sombre qui m'observait depuis le lit voisin. Où l'avais-je vue auparavant? «Je vais aller avertir la guérisseuse que tu es réveillé. Ne bouge pas.» Elle sauta en bas de son lit et sortit par la porte. Je m'approchai aussitôt de la fenêtre au-dessus du mien et écartai les stores. J'avais une vue imprenable de la grande place de Novograd. À en juger par l'angle, je devais être dans les bâtiments de la chapelle de la Lumière. Que c'était-il donc passé? Je me rassis sur le matelas et observai la pièce. Elle comprenait plusieurs lits d'humains disposés en ligne droite, dos au mur de pierre blanche. Un dortoir, sans doute. Bientôt, mon estomac me fit sentir sa présence avec insistance. La porte se rouvrit et une elfe en bure blanche entra, suivie de près par Fathom que je reconnus aussitôt. L'elfe vint à mon chevet. «Je vois que vous allez mieux, dit-elle en retirant mon pansement. –Je crois bien... Mais j'ai terriblement faim. –Je vous ferai monter de la nourriture pour vous et vos amis, mais laissez-moi d'abord m'occuper de vous.» Je la vis regarder au ciel en bougeant les lèvres, puis elle posa une main sur mon oreille et l'autre sur mon cœur. Une chaleur rampante envahit graduellement tout mon corps et y resta plusieurs secondes, jusqu'à ce que l'elfe se redresse. «Voilà, j'ai fait ce que je pouvais. Maintenant, il faut manger. Je vous laisse vous reposer encore.» Elle sortit. Fathom grimpa au pied de mon lit et s'assit. «Comment te sens-tu? –Fatigué. Mais je vais bien. Dis-moi plutôt ce qu'il s'est passé. –Depuis quand? –Je me souviens d'avoir atterri sur un allod, mais ensuite, plus rien. –Tu t'es évanoui. Eliki -c'est le nom de la petite que nous avons trouvée dans la tour- et moi t'avons porté jusqu'au sommet de la colline, où il y avait un puits.» Il me raconta l'histoire en détail, jusqu'à notre arrivée à la chapelle la veille. Comme il finissait, une moniale se présenta à la porte avec un plateau chargé de nourriture. Fathom et moi nous déplacèrent vers la grande table cirée et discutâmes tout en mangeant. «Cette Eliki... que sais-tu d'elle? –Pas grand chose, en fin de compte. J'ai l'impression qu'elle a eu une mauvaise expérience à Eau-Sombre, et elle est capable de choses que je ne peux même pas décrire, mais c'est tout. –Où prévoit-elle aller maintenant? –Je lui ai offert de rester avec nous, elle n'a pas répondu clairement. Que comptes-tu faire, toi? –Je ne sais pas trop. J'étais allé voir Clément pour l'avertir que... Mais qu'est-il advenu de mon couteau? –Je crois que je l'ai jeté au visage du démon avant de sauter dans le puits. –Dommage, c'était un bon couteau.» Je m'étirai au-dessus du plateau pour attraper une tranche de pain rôti. «Tu veux que je t'accompagne quand tu iras chercher un nouveau couteau?» Sacré Fathom. Ça n'aurait pas dû me surprendre, mais il m'épata encore une fois. «Pourquoi pas? C'est ton premier séjour à Novograd, non? –J'y suis passé avant d'aller à la tour de Clément, mais je n'ai pas visité. –Eh bien, je te ferai faire le tour en même temps.» Quand le plateau fût vide, je me sentais plein d'énergie, mais je crois que la magie de la prêtresse y était pour beaucoup. Par politesse, nous rapportâmes le plateau aux cuisines et sortîmes avec la permission de la guérisseuse. Le ciel était couvert sur la ville. Il devait être autour de midi. La jeune gibberling, qui n'était pas remontée dans le dortoir, m'intriguait. Comme je ne lui avais pas parlé en personne, je ne savais pas si on pouvait lui faire confiance. J'essayai de penser à autre chose pour ne pas inquiéter Fathom, mais je pris bonne note de m'entretenir avec elle à la première occasion. J'avais à faire à la tour d'Aidenus, qui se dressait au milieu de la place centrale. Je guidai Fathom à travers la foule dense jusqu'au parvis et gravis la volée de marches de pierre qui menaient au premier niveau. Je savais exactement où aller : j'y étais allé trois jours plus tôt. Je m'avançai vers une grande porte dans un alcôve au fond de la salle ronde. Je l'ouvris et entrai dans le bureau qui se trouvait derrière. Un fonctionnaire à la mine sombre transférait les piles de dossiers dans des serviettes portant le sceau de la Ligue. Il nous jeta un coup d’œil sans lever la tête et continua au même rythme. «Je peux vous aider? –C'est bien le bureau du responsable des affaires internes? –Ce l'était, oui. Mais il est mort dans la tour de Clément de Désirae. Vous en avez entendu parler?» Il s'attaqua à un autre classeur. «J'ai eu vent de la rumeur, oui. –Je suis désolé que vous ayez fait le déplacement pour rien. Il vous faudra attendre qu'un nouveau responsable soit nommé. –Et cela peut prendre combien de temps? –Oh, au moins un mois. La plupart des hauts-fonctionnaires avaient été conviés à la Conférence, et peu s'en sont sortis indemnes. –Un mois! Mais je ne peux pas rester à Bois de Lumière aussi longtemps! –Je suis vraiment désolé.» Nous le remerciâmes et ressortîmes de la tour. C'était très contrariant. J'avais des informations importantes à transmettre au responsable seul, elles ne devaient pas se répandre. L'ambassadeur de la Ligue à Martel-ville m'avait informé que les différents départements étaient cloisonnés et ne communiquaient pas les uns avec les autres, si bien qu'aucun autre bureaucrate ne ferait l'affaire. «Pourquoi lui as-tu menti? –Hum? –Tu ne lui as pas dit que nous étions aussi dans la tour, nous aussi. –Je crois qu'ils cherchent des témoins pour monter un dossier à propos de tout ça. Ça aurait pris des jours, et nous aurions été coincés ici. –Ce n'est pas tout. –Fathom, si ça se trouve, c'était une attaque de l'Empire, et ils ne vont sûrement pas s'arrêter là. S'ils apprennent que des témoins ont survécu, ils pourraient essayer de les supprimer. –Ah... –Donc jusqu'à ce que la poussière retombe, je préférerais que tu oublies ce qui s'est passé dans cette tour. –Oh? –Tu vois ce que je veux dire... –Oh.» Je retraversai la grande place, en direction de l'atelier d'un forgeron que j'avais repérée grâce à son enseigne à la sortie de la tour d'Aidenus. Nous le trouvâmes à l’œuvre devant son four rougeoyant. «Bonjour, maître forgeron», commençai-je aimablement. Il salua avec deux doigts et continua à marteler. «Auriez-vous des couteaux à ma taille à vendre? –Certainement. Vous n'avez qu'à regarder vous-même dans les présentoirs juste devant vous.» Je portai la main à mon oreille et la retirai aussitôt. Elle était toujours sensible. Le forgeron était doué. Ses lames, de la plus simple machette à la rapière d'apparat, étaient délicatement ciselées. J'arrêtai mon choix sur une dague grise, toute simple et longue comme mon bras, après avoir testé son fil sur la fourrure de mon avant-bras. Elle venait avec un fourreau fait sur mesure que je sanglai tout de suite à ma taille. Au-dessus de nos têtes, les nuages s'étaient alourdis et menaçaient maintenant de nous crever dessus. Le vent chaud du sud soufflait avec une force grandissante. J'expliquai à Fathom que j'étais encore trop fatigué pour me lancer dans la visite du quartier gibberling et que nous y irions demain. Nous nous hâtâmes donc de rentrer à l'église avant d'être attrapés par l'averse.
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Fathom et non Fantom
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Évidemment que je n'étais pas restée dans la chambre pour rien : je voulais être celle qui annoncerait le réveil de Stentor. Comme prévu, une fois que j'eus averti l'infirmerie, on ne fit plus attention à moi. J'en profitai pour m'éclipser. J'avais bien des raisons de ne pas vouloir rester à la chapelle. Si on me l'avais demandé, j'aurais argué avoir eu envie de visiter la ville, mais c'était bien ma dernière motivation. Avant toute chose, mettre une distance raisonnable entre moi et la mère supérieure de l'église. Tôt ou tard, elle m'aurait vue dans le dortoir, ou dans la salle à manger, ou déambulant dans un couloir, et elle n'aurait pas pu s'empêcher de me questionner. Je serais bien forcée de mentionner l'échec de ma rencontre avec le grand mage, dont d'ailleurs elle avait certainement appris la mort. Même les cuisinières en parlaient entre elles. Elle se mettrait immanquablement en tête de m'envoyer voir un autre spécialiste en la matière, et je ne pourrais pas l'empêcher de faire ce qu'elle croyait être «la bonne chose». Je sortis donc par une porte réservée aux employées et disparus dans la ville. Le ciel était déjà couvert et les ombres indétectables, si bien que je n'avais pas idée que j'allais vers le nord. J'étais surtout attirée par la grande porte qui mettrait un mur entre moi et les prêtresses. Malgré les nuages, c'était une journée chaude, et comparé aux miasmes et à la fange d'Eau Sombre, l'air était parfaitement pur. Je m'arrêtai net une fois de l'autre côté de la muraille. Pas de doute possible, c'était un quartier gibberling. Sans attendre, je repassai la porte en sens inverse et pris la ruelle la plus proche. Je me fis la réflexion qu'il me faudrait une cape munie d'un capuchon pour pouvoir circuler librement où bon me semblait, mais quand bien même j'en aurais trouvé à ma taille, je n'avais pas d'argent. J'aurais pu en emprunter à Fathom, il semblait dépenser sans compter, mais je n'osais pas l'approcher en présence de son ami, Stentor. C'était un autre problème. Même s'il avait toujours été avec nous physiquement, je ne connaissais pas du tout le grand gibberling, et ça me mettait mal à l'aise. Il faudrait que je m'en fasse une idée dès que possible. Mon malaise venait aussi du fait que j'avais une idée de ce qui avait pu drainer son énergie jusqu'à ce qu'il tombe inconscient, comme l'avait suggéré la guérisseuse. J'avais marché sans faire attention, et j'avais débouché sur la grande place entourant la tour dont j'ignorais la fonction. Je décidai de m'y aventurer, écartant le risque d'être reconnue d'un haussement d'épaule. La foule était dense et composée en majorité de kanians et d'elfes dont la grande taille me permettait de passer inaperçue. Je traversai ainsi la place d'un bout à l'autre, longeant les murs et suivant les voitures, jusqu'à ce que j'arrive dans une section plus calme de la ville, où ne se trouvaient qu'un couple d'elfes en train de s'embrasser. Je m'apprêtais à continuer dans la même direction quand des cris se firent entendre, venant d'un troisième elfe qui poursuivait une fille aux cheveux violets qui se dirigeait droit sur le couple comme un loup qui charge. Elle s'appelait Laoli, ou en tout cas le garçon affolé qui la suivait lui donnait ce nom quand il lui disait d'arrêter. Elle sauta à la gorge de l'autre fille présente. Je pressentis qu'il allait y avoir du grabuge, alors je pris plutôt une petite rue étroite pour ne pas être impliquée si les gardes de la ville devaient intervenir, ce qui arriverait sûrement à en juger par le regard de «Laoli». Les bâtiments étaient si près les uns des autres que leurs toits se rejoignaient presque au-dessus de la ruelle, mais au moins elle était déserte. L'autre m'avait proposé de faire un bout de chemin avec lui et son ami, si je ne savais pas où aller ensuite. Je me dis que j'arrivais bien à éviter les ennuis seule et qu'ils ne feraient que me nuire. Mais en même temps, je n'arrivais pas à me résoudre à les abandonner sans autre forme de procès. Ils m'avaient tout de même sauvée à deux reprises, volontairement ou pas. Je pris la décision d'au moins les informer de mon départ. La ruelle, peu éclairée, était sensiblement plus fraîche que les grandes rues. Je me surpris à frissonner et remarquai que le vent s'était levé et me poussait vers l'avant. Il m'apporta un parfum qui me paralysa plus que le froid. Non! Je me retournai raidement et le vis se tenant à quelques mètres de moi. Impossible! «Si j'avais su que je te reverrais aussi tôt, je t'aurais jetée dans l'Astral plutôt que sous l'escalier.» Je regardai autour de moi. Les murs étaient beaucoup trop rapprochés pour que je puisse contourner ou seulement semer le kanian vêtu de cuir qui me faisait face. J'avais pris soin d'emporter avec moi mon parapluie et sa lame intégrée, et l'avais attaché à ma ceinture. Je mis discrètement ma main sur le manche mais ne le détachai pas. Ne montrer ses armes qu'au moment de s'en servir. Lui ne semblait pas en avoir. Faux. Il était toujours armé, même s'il n'avait pas d'arme. Je laissai passer sa provocation en évaluant mes chances. «Je suis désolé pour le gibberling qui est mort par ta faute. Mais tu sais, certaines grandes causes réclament des petits sacrifices de temps en temps.» Je ne trouvais aucune issue. Si je n'avais fait que penser à fuir, il aurait été sur moi avant que j'eus pu seulement soulever le pied. Je ne pouvais qu'écouter et espérer. «Tu n'es pas très bavarde, aujourd'hui. Tu veux m'en parler? Laisse, ce n'est pas nécessaire.» Il s'apprêtait à lire mon esprit, j'en étais sûre. Je chassai Fathom et Stentor de mes pensées autant que possible et imaginai plutôt ce que je pourrais faire à cette ordure si j'avais une râpe à fromage sous la main, rien que pour le décourager. Il partit plutôt d'un éclat de rire. Je serrai le manche de mon parapluie et lui fis subir une torsion. Cric. Soudain, une grande elfe rousse surgit derrière lui et l’interpella. «Que ce passe-t-il ici? Que voulez-vous à cette gibberling?» Il se retourna à moitié et mis deux doigts sur sa tempe en pointant la nouvelle venue de son autre main aux doigts écartés comme une serre comme il avait fait quelques jours plus tôt. Quelque chose le déstabilisa quelques secondes plus tard. «Tensess me protège, Xadaganien! clama l'elfe. Tes pouvoirs ne peuvent rien contre ses servantes! –Qu'importe, il ne protège que ton esprit! Rétorqua-t-il en se ruant vers elle. –Gardes! se contenta-t-elle de crier sans même reculer. Un espion impérial!» Je n'eus que le temps de me coller au mur : le xadaganien s'enfuit dans ma direction et continua tout droit après m'avoir frôlée de peu. Peu après, il fut suivi par tout un bataillon de soldats de Novograd. Après avoir recommencé à respirer, je verrouillai à nouveau le manche de mon parapluie avant d'être rejointe par l'elfe qui mis un genou au sol pour me parler. «Ça va? Il ne t'a pas fait mal? me demanda-t-elle avec douceur. –Non, vous êtes arrivée juste à temps. –Tu sais ce qu'il te voulait? –Non, mentis-je. –Les espions sont pris très au sérieux à Novograd. Les portes de la ville vont sûrement être surveillées jusqu'à ce qu'on l'intercepte. Tu veux que je te raccompagne jusque chez toi? –Non, je crois que je me débrouillerai seule. –Très bien. Si tu as besoin d'aide, tu n'as qu'à demander à voir Alletheia à une prêtresse, et elle saura me trouver. –D'accord.» Elle se releva et s'en retourna vers l'ouverture entre les deux bâtiments d'où elle était arrivée. «Merci» ajoutai-je juste avant qu'elle n'y disparaisse. Elle m'adressa un regard énigmatique avec ses yeux jaunes et lumineux. Je parvins à retourner là où les elfes s'étaient battues un peu plus tôt. Il se mit à pleuvoir. J'ouvris mon parapluie et retournai sur la grande place. Comme moi, les citadins s'empressaient de retourner chez eux avant d'être complètement trempés. La pluie s'intensifiait encore. J'étais encore secouée. Il m'avait retrouvée, il savait que j'avais survécu. Je compris qu'il n'arrêterait jamais de me poursuivre tant qu'il en serait capable, et que tôt où tard, il m'attraperait. Au plus profond de mon désespoir, je vis une forme sombre se découper des toits de la ville devant moi, à travers la pluie qui masquait tout à dix mètres. Je reconnus le clocher de la chapelle. Je n'avais plus le choix. Je devais suivre Fathom et Stentor si je voulais avoir une chance contre Ničto.
Dernière édition par Fathom le Dim 10 Avr - 17:18, édité 1 fois
Fathom et non Fantom
Messages : 31 Date d'inscription : 12/07/2010 Age : 111 Localisation : Premier étage
Cet elfe semblait occuper une plus grande place que nos grands mages. Sa mort a causé plus de panique que je ne l'aurais espéré.
Tant mieux. Toute instabilité du côté de la Ligue ne peut qu'aider notre cause.
Pas mal de responsables ont disparu avec la tour. Il faudra des mois avant qu'ils soient tous remplacés.
Tu crois que ça sera suffisant?
Les textes ne sont pas précis sur ce point.
Des nouvelles de ce côté-là?
J'ai recroisé notre chère menace du septentrion. Figure-toi qu'elle a survécu à l'éboulis.
Quoi?!
J'ignore comment elle s'y est prise, mais elle était bien vivante quand je l'ai vue.
Je t'avais bien dit de la balancer par la fenêtre quand tu en avais la chance.
Ne t'inquiète pas, la prochaine fois que je la verrai, je veillerai à ce que ce soit aussi la dernière.
La prochaine fois? Tu veux dire que tu l'as encore laissée vivre?
Pas le choix, une saloperie de prêtresse est sortie de nulle part et a appelé la garde.
Comment as-tu pu manquer de temps? Il ne faut pas une minute pour détruire un esprit.
Je voulais m'amuser un peu avant de l'anéantir.
Notre cause est sérieuse, Ničto, on n'a pas le temps de jouer.
Je sais bien.
Je l'espère.
Je crois que tu t'inquiètes trop. La Ligue est sens dessus-dessous pour un bon moment encore, et personne ne peut se douter de ce qui va se passer.
Tu es passé à Mont-Froid récemment?
Pas depuis des mois, tu le sais bien.
L'écume a déjà commencé à jaillir.
Tu vois, il n'y a pas d'inquiétude à avoir.
Je continue de croire qu'il est trop tôt pour crier victoire.
Tu n'es qu'un rabat-joie. Tu ne verrais pas les choses de la même manière si tu profitais un peu de la peur de ceux que tu tues.
Bon, et maintenant, que comptes-tu faire?
Je rentre à Nezebgrad, faire mon rapport à l'Empire.
Comment compte-tu annoncer ton échec?
Je ne suis pas obligé d'avoir échoué.
Attention à ce que tu dis, nous ne sommes pas seuls à discuter par ce moyen.
Il n'y a pas la moindre créature dotée des mêmes capacités que nous dans Novograd, je le saurais autrement.
Mouais, ici non plus. À croire que la Ligue en est complètement dépourvue. Mais surveille-toi quand même, nos supérieurs ne doivent se douter de rien.
Ouais ouais. Et toi, où iras-tu?
Je vais retourner auprès du clan des ombres, ma présence chez Clément a été plutôt remarquée et je ne veux pas rater une réunion, ils pourraient se mettre à me surveiller.
Parfait.
Dernière édition par Fathom le Ven 15 Avr - 2:42, édité 1 fois (Raison : Ajout de la musique)
Fathom et non Fantom
Messages : 31 Date d'inscription : 12/07/2010 Age : 111 Localisation : Premier étage
[Attention, ce n'est que la première partie du chapitre V, le reste s'ajoutera plus tard. Je ne voulais pas qu'il y ait un trop grand écart entre le IV et le V] Il se mit à pleuvoir à l'instant où nous arrivions à la chapelle. Une pluie chaude et lourde, mais qui couvrait le sol pavé de boue. Heureusement que nous n'avions pas à traverser la ville par ce temps. Nous montâmes directement au dortoir. Les couloirs n'étaient pas éclairés et pour la plupart aveugles, mais nous sûmes retrouver notre chambre, qui était comme nous l'avions laissée. Je me rendis soudain compte que je n'avais pas vu Ełiki de la journée et me sentis coupable de ne pas l'avoir invitée à nous suivre en ville. Elle n'aurais probablement pas voulu, mais j'aurais pu jurer que l'attention lui eût fait du bien. J'espérais qu'elle n'était pas coincée sous l'averse qui redoublait en puissance de minute en minute. Stentor se mit au lit dès que la porte fut refermée, mais ne s'endormit pas tout de suite. J'allai chercher le livre caché sous mes couvertures et grimpai au pied de son lit, qui était appuyé contre le seul mur muni d'une fenêtre. Il me regarda le feuilleter de son regard fatigué. Ce n'était pas une vraie clarté, plutôt une pénombre comme il y en a au printemps. Les nuages et la pluie qui frappait la vitre derrière mon épaule obscurcissaient le soleil déclinant, mais il restait au moins une bonne heure avant qu'il fasse trop noir. Les chambres étaient dépourvues de lampes ou même de bougies, sans doute pour que les visiteurs se couchent avec le soleil et laissent les prêtresses prier, ou faire leurs trucs de prêtresses, en paix. Le vieux livre que j'avais trouvé dans un couloir de cette étrange bibliothèque souterraine était parsemé de dessins tout aussi mystérieux. Le plus souvent, il s'agissait de cercles concentriques contenant des personnages méconnaissables, des créatures inconnues ou des plantes quelconques. L'un d'eux attira mon attention : il ressemblait à une sorte d'étoile stylisée. Au bas de la page se trouvait ce qui m'apparut comme la légende de l'illustration, mais je ne comprenais pas la langue, comme c'était le cas pour tout le manuscrit. «Je pense repartir demain matin, si tu ne tiens pas à rester», dit calmement Stentor. «J'aurais aimé continuer à visiter le coin, mais je préfère ne pas rester seul. Et puis, tu ne m'as jamais présenté ton village. –Toi non plus. –Tiens, c'est vrai! –Quand je serai complètement rétabli, c'est ce que nous ferons. Mais en attendant, j'ai vraiment besoin de dormir. –Vas-y, j'essaierai de ne pas te déranger.» Il se tourna, me laissant à mon livre. La lumière déclinait toujours, et je fus bientôt obligé de m'adosser contre le mur et d'approcher les pages de la fenêtre pour qu'elles fussent assez éclairées. Je dus rabaisser le livre pour regarder la porte qui s'ouvrit bientôt devant la petite Ełiki qui avait, au vu de ses vêtements, pataugé dans la boue. Je remarquai pour la première fois que ce qui lui tenait lieu de bottes était bien misérable, lorsqu'elle les retira pour ne pas salir le plancher de chêne. La chambre n'avait pas non plus d'âtre; elle déposa son parapluie dégoulinant dans un coin entre son lit et le mur opposé, ce qui me rappela qu'il cachait une lame inquiétante. Ensuite, elle vint à ma grande surprise s'asseoir en face de moi, sur mon lit, qui se trouvait entre le sien et celui de Stentor. Elle était essoufflée et me parut trembler légèrement. Je sentais son hésitation. J'écartai le livre pour lui accorder toute mon attention. «Nous sommes allés voir un responsable de la ligue, puis Stentor s'est acheté un nouveau couteau, vu que j'avais perdu son ancien, si tu te souviens.» Elle opina discrètement. Elle n'était plus la même depuis que nous avions quitté l'îlot astral. Là, elle semblait constamment en contrôle et prenait les décisions, tandis que depuis que nous avions échoué à Eau-Sombre, elle s'était renfermée et ne laissait que rarement entendre sa voix. «Stentor pense quitter Novograd demain matin, et je vais le suivre. –Je.. peux toujours venir avec vous? –Ça nous ferait plaisir.» Elle fut tout de suite soulagée, mais ne dit rien. «Qu'est-ce qui t'a décidée?» On frappa à la porte : c'était la mère supérieure, que j'avais croisée la veille. Elle entra et referma soigneusement la porte derrière elle puis vint vers nous. Elle resta debout entre les deux lits. C'était une femme forte, habituée à diriger, mais en même temps très maternelle. «Je vois que je ne me suis pas trompée, c'est bien Ełiki. Je suis soulagée d'apprendre que tu es sortie de la tour du mage. Quand j'ai appris qu'elle avait été détruite, j'ai tout de suite été morte d'inquiétude pour toi. Pourquoi n'es-tu pas directement venue me voir? –Je n'ai pas pu rencontrer Clément, la tour a commencé à s'effondrer avant. Je n'avais pas envie de vous décevoir. –L'essentiel est que tu sois en vie, voyons. Il va y avoir un conclave d'ici quelques semaines, tous les grands mages vont se réunir ici même, à Novograd, pour prendre leurs décisions. Ce sera le moment idéal pour aller leur parler, tu ne crois pas? –Je ne peux pas rester quelques semaines ici. En fait, je pars demain. –Je crains que ça ne soit pas envisageable, ma petite. –En fait, elles nous accompagne, intervins-je. Mon ami et moi devons retourner chez nous, et nous ne pouvons pas attendre aussi longtemps. –Ah, dans ce cas vous devez la connaître assez bien pour savoir qu'il est primordial qu'elle rencontre un Grand Mage dans les plus brefs délais, n'est-ce pas? –J'ai vu celui dont je vous ai parlé, interrompit Ełiki avec une confiance nouvelle. Il sait que je je suis ici, et il finira bien par me retrouver si j'y reste. –Aujourd'hui? Et comment lui as-tu échappé? –Une de vos prêtresses, Alletheia, est arrivée juste à temps et l'a fait fuir. –Oh, c'est... vraiment une chance. Je comprends. À partir de maintenant, la priorité est de te protéger, afin que tu puisses aller voir les mages saine et sauve. –Et comment ferons-nous? dis-je, dérouté par tous ces nouveaux éléments. –Où avez-vous dis que vous habitez? –Je ne l'ai pas dit. Stentor vit à Gravstein, c'est là que nous comptions nous rendre. –Sivéria! Il est certain qu'on n'y verra pas d'impérial. Oui, c'est la solution idéale. Je crois avoir une idée pour vous faire sortir de la ville en douce. –Oh? –Oui. Il y a de fortes chances que ce xadaganien reste à Novograd plusieurs jours encore, s'il est à la recherche d'Ełiki. Il ne manquerait plus qu'il l'aperçoive pendant que vous tentez que quitter. –Je n'y avais pas pensé. –Il y a un petit autel de la Lumière, hors des murailles. Nous y faisons souvent des pèlerinages pour prier. Vous pourriez nous accompagner demain, et vous cacher dans la procession. Personne ne vous verrait, pas même les gardes.» C'était une excellente idée. Si je ne me trompais pas, l'autel en question était même dans la direction de Sivéria. La mère supérieure s'excusa et repartit après avoir échangé un regard avec Ełiki. La conversation avait permis de régler plusieurs problèmes, mais avait soulevé encore plus d'interrogations. «Tu peux m'expliquer cette histoire de mages?» demandai-je avec toute la douceur dont j'étais capable. La petite, qui était restée muette depuis un moment, se redressa, sur la défensive. «La mère supérieure tient à ce que j'aille consulter un grand mage. C'est elle qui m'avait envoyée à la tour de Clément, mais comme tu le sais, je n'ai pas pu le rencontrer. –Mais pourquoi y tient-elle? –Tu sais bien... tu as vu ce qui s'est passé quand nous avons sauté de l'allod de Clément, et plus tard quand les démons nous ont attaqués. –Oh, je vois. Et qui est l'impérial qui te poursuis? –Je ne suis pas encore prête à en parler. –Mais... –Je te promets de tout te dire quand je m'en sentirai capable.» Encore cette barque qui sortait du brouillard. Qu'est-ce que ça voulait dire? Elle descendit de mon lit et alla se coucher dans le sien. Il faisait maintenant nuit; tant pis pour la lecture. Je refermai le livre et bondit à bas du lit de Stentor, qui n'avait pas bougé depuis qu'il s'y était couché, et remis mon livre sous mon oreiller.
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